lundi 14 novembre 2016

Equilibre des temps : Comment construire le droit à la déconnexion ?

8 novembre 2016 - Entreprise & Carrières
par Virginie Leblanc

A partir du 1er janvier 2017, les entreprises vont devoir négocier le droit à la déconnexion afin de réguler les usages collectifs des smartphones et tablettes. Une évolution indispensable pour éviter les débordements liés à une accessibilité des salariés à leurs outils de travail devenue permanente.

"Vous vous apprêtez à envoyer un message en dehors de vos heures habituelles de travail, est-ce vraiment urgent ?" "Ce message n'appelle aucune réponse de votre part si vous le recevez en dehors de vos heures de travail."

Ces alertes, qui ont commencé à se diffuser dans les entreprises, devraient sans doute se répandre à l'avenir. En effet, à compter du 1er janvier 2017, la négociation annuelle sur l'égalité professionnelle et la qualité de vie au travail devra désormais aborder la question du droit à la déconnexion. Les modalités d'exercice de ce droit devant être négociées dans l'entreprise.

"Il n'y a pas d'obligation de résultat, regrette Jean-Luc Molins, secrétaire général de l'Ugict-CGT. Même si la loi précise qu'à défaut d'accord, l'employeur devra concevoir une charte après avis des IRP, c'est très insuffisant par rapport aux enjeux et aux aspirations des salariés." Selon un sondage de l'Ugict-CGT (Viavoice, avril 2015) réalisé dans le cadre d'une vaste campagne pour le droit à la déconnexion, trois cadres sur quatre font un usage professionnel des outils numériques en dehors des heures de travail. Mais leur priorité première reste l'équilibre vie privée-vie professionnelle. Plus récemment, l'étude "Pratiques numériques 2016" d'Eléas, cabinet conseil en qualité de vie au travail et prévention des risques psychosociaux, annonçait que 37 % des actifs utilisent les outils numériques presque tous les jours hors du temps de travail.

Jurisprudence

Un sujet qui avait été abordé pour la première fois sous la contrainte de la jurisprudence. La Cour de cassation avait invalidé plusieurs accords collectifs de forfait-jours jugés insuffisamment protecteurs vis-à-vis de la santé des salariés, et exigé "que l'amplitude et la charge de travail restent raisonnables et assurent une bonne répartition, dans le temps, du travail de l'intéressé" (lire Entreprise & Carrières n° 1290).

Pour respecter ces exigences, la branche Syntec avait ainsi inscrit une "obligation de déconnexion des outils de communication à distance" dans son avenant à l'accord sur le temps de travail d'avril 2014. C'est d'ailleurs sur ces bases qu'Atos a organisé en son sein le droit à la déconnexion.

"Nous avions été très demandeurs de l'accord dans la branche Syntec, rappelle Michel de La Force, président de la Fieci CFE-CGC, ce qui a abouti à un cadre sécurisant pour la santé des salariés travaillant en autonomie complète. En généralisant le droit à la déconnexion, la loi rend difficile son application dans la mesure où de nombreux salariés utilisent pour le travail l'outil qui leur sert aussi à communiquer dans la sphère privée." Et selon ce responsable, la loi est peu indicative sur les modalités et renvoie à l'entreprise une grande partie du cadrage.

"C'est positif, souligne de son côté Jérôme Chemin, secrétaire national de la CFDT-cadres. Ce sujet ne peut pas se décréter au niveau national." Le syndicat aurait toutefois apprécié de voir la notion de "devoir de déconnexion" retenue.

La question de la charge de travail

"Comme l'avait noté le rapport Mettling, il est nécessaire de compléter la mesure du temps de travail par celle de la charge de travail", insiste Jean-Luc Molins. L'accord sur la transformation numérique signé notamment par la CGT chez Orange n'évacue pas la question de l'organisation du travail, selon le syndicaliste, et il resitue le droit à la déconnexion dans le cadre des mutations profondes de l'entreprise.

"On a peu de recul sur ce sujet émergent, observe Vincent Mandinaud, chargé de mission à l'Anact. Mais il semble peu probable qu'on arrive à résoudre les problèmes associés au droit à la déconnexion par l'interruption des serveurs. Il est nécessaire d'aborder la question de la charge de travail dans la réflexion autour des usages des outils numériques. Cela ne veut pas dire simplement former les salariés à bien utiliser les outils. S'ils travaillent sur leur temps de repos, c'est qu'ils trouvent nécessaire de le faire. Il faut donc en comprendre les raisons et analyser les modèles organisationnels conduisant à ce débordement."

Caroline Sauvajol-Rialland, professeure à Sciences Po Paris et dirigeante de So Comment, cabinet conseil en gestion de l'information en entreprise, dispense avec Anne Le Nouvel, consultante et formatrice en droit du travail, professeure associée au Cnam, une formation pratique au nouveau droit à la déconnexion, pour Lamy formation : "Je dis aux DRH : régulez les usages numériques en interne, vous en ferez un argument marketing !". La consultante préconise de se fixer des règles au niveau collectif, tout en préservant la flexibilité appréciée par les salariés. "Mais cela implique un changement culturel préalable, assure Caroline Sauvajol-Rialland. Au lieu d'associer la surcharge informationnelle à une image positive, il faut au contraire lui attribuer une image négative. Passer d'une prime à la réponse immédiate à une prime à la réponse de qualité. Par ailleurs, un bon manager fonctionne moins par e-mail, mais plus par communication directe."

Les conditions de réussite d'une charte ? Etre coconstruite localement, être adaptée à l'activité de chaque entreprise, à sa culture, à sa pyramide des âges et à son mode de communication, recommande la consultante.

Des RPS spécifiques au numérique

Carole Blancot, psychologue et psychothérapeute, directrice conseil de SpotPink, agence de communication digitale et organisme de formation, interviendra prochainement dans le département de l'Isère, à la demande du directeur. Objectif ? Elaborer un plan de prévention sur l'usage pathogène de l'email. "En fonction du contexte et de la culture de l'organisation, affirme-t-elle, je propose une catégorisation des RPS spécifique au numérique, afin de formuler les conséquences possibles des usages sur les individus et les organisations." Anxiété, repli sur soi, agressivité, irritabilité, troubles du fonctionnement cognitif, etc. sont des signes possibles de dysfonctionnements engendrés par le numérique. La consultante promeut la sensibilisation et la formation des managers à l'identification de ces dysfonctionnements et des salariés à risque.

De plus en plus d'entreprises se lancent dans des tentatives de régulation collective des usages. De son côté, L'Oréal a une approche pragmatique d'analyse des usages et refuse d'adopter des mesures globales. Et pas question d'obérer la liberté des salariés. Une liberté d'organisation très développée à la Société générale, où tous les salariés ont été dotés de tablettes, ce qui pousse l'entreprise à responsabiliser les intéressés dans leurs usages et à promouvoir des bonnes pratiques. A La Poste, on veut responsabiliser également, en définissant des règles et un temps de déconnexion de référence. De l'avis de l'ensemble des experts, les entreprises allemandes sont particulièrement en pointe sur le sujet. "Nous avons d'ailleurs travaillé avec le syndicat IG Metall, rapporte Jean-Luc Molins. Daimler a par exemple su imaginer une organisation intelligente : quand un salarié s'absente, un plan B est prévu pour assurer la continuité de l'activité et respecter sa charge de travail à son retour."

© Entreprise & Carrières

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