lundi 28 août 2017

Droit à la déconnexion : une mesure difficilement applicable

22 août 2017 - Libération.fr
par Claire Commissaire

Pour la première fois cet été, les cadres bénéficiaient d'un "droit à la déconnexion". Mais un sondage de l'Ifop mené en juillet montre qu'ils sont encore 78 % à consulter mails et SMS professionnels pendant leur temps libre. Retour sur les raisons d'un premier bilan mitigé.

Indranil Mukherjee - AFP

Le droit à la déconnexion ? "L'argument marketing le plus inefficace qu'on ait jamais inventé." Quand on lui pose la question - pendant son temps libre - de l'application de ce droit dans son entreprise, Sébastien Crozier, président du syndicat CGC Orange, ne mâche pas ses mots. Le géant des télécoms faisait pourtant figure de précurseur : c'est même suite au rapport d'un de ses responsables en ressources humaines, Bruno Mettling, que cette disposition avait été incorporé à la loi travail d'août 2016. Dès le mois de septembre, l'entreprise avait mis en place un accord avec ses principaux syndicats, reconnaissant entre autres "un droit intangible à la déconnexion". "On continue de recevoir des mails le soir, on continue d'y répondre parfois très tard. D'un côté, nous sommes encouragés à la déconnexion, mais de l'autre côté, nous voyons être renforcée cette connexion permanente en nous fournissant des téléphones professionnels performants. On a aussi un groupe Facebook avec plus de 10 000 salariés dessus. C'est complètement intégré à la vie des salariés", explique Sébastien Crozier. Un cas loin d'être isolé : d'après une étude menée par l'Ifop en juillet, 78 % des cadres consultent encore leurs communications professionnelles durant leur temps personnel.

Incompatibilités

Le droit à la déconnexion, sanctuarisé par l'article 55 de la loi travail, et entré en vigueur le 1er janvier 2017, prévoit l'obligation pour les entreprises de plus de 50 salariés de négocier avec les partenaires sociaux des "dispositifs de régulation de l'utilisation des outils numériques, en vue d'assurer le respect des temps de repos et de congé, ainsi que de la vie personnelle et familiale". L'objectif ? Eviter le "blurring", c'est-à-dire la disparition de la frontière entre vie privée et vie professionnelle. C'est aussi un enjeu de santé publique : avoir un outil numérique à sa disposition est facteur de stress pour 51 % des salariés, selon l'Ifop. Or, qui dit stress, dit risque plus élevé de burn-out, de maladies cardiaques... et paradoxalement, perte d'efficacité pour l'entreprise elle-même.

Face à ces défis, la nouvelle loi paraît néanmoins bien faible. "Elle peut être utile en cas d'abus : s'il y a harcèlement, par exemple, on pourrait s'appuyer sur des indicateurs de notre consommation numérique hors travail pour sanctionner les excès", relève Dominique Boullier, sociologue du travail et professeur à l'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne. Autrement, la loi est non-contraignante : tout juste oblige-t-elle les entreprises à trouver un accord avec les syndicats, ou, à défaut, une charte parfois très vague signée par le seul employeur.

La difficulté pour la loi d'appréhender le phénomène est d'autant plus forte que bien des emplois contiennent, dans leur ADN, cette nécessité de joignabilité permanente. "Je travaille à l'international, explique Sébastien Crozier, ce qui suppose de travailler avec des pays dont les jours ouvrés ne sont pas forcément les mêmes qu'en France... sans compter le décalage horaire ! Si quelqu'un m'appelle le dimanche, je ne peux pas ne pas répondre." Et la connexion permanente n'est pas forcément imposée par l'entreprise. Olivier Levy, cofondateur de la start-up Snap Event, en témoigne : "C'est difficile de dire que ce droit existe en tant que tel chez nous, car des responsabilités dépassent leurs missions. Je suis toujours en contact par messages avec mes employés ; ils ont le droit de ne pas répondre, mais ils sont tellement impliqués dans la vie de l'entreprise que ce n'est pas un droit qu'ils demandent. Ils préfèrent travailler. C'est encore plus compliqué en tant que fondateur : ma vie privée est totalement rythmée par ma vie professionnelle, impossible de ne pas checker ma boîte mail toutes les demi-heures."

Culture du présentéisme

Une habitude quasi compulsive, qui découle davantage de la pression du client sur l'entreprise que d'une pression en interne, à une époque où "le client est roi", selon Caroline Sauvajol-Rialland, fondatrice d'un cabinet spécialisé en gestion de l'information en entreprise. Vérifier ses mails pour assurer le suivi d'un dossier en tout temps, répondre aux SMS des collègues pour tenir des délais serrés... La frontière entre conscience professionnelle et obsession de la performance pour satisfaire le client est parfois ténue. Autre enjeu, plus psychologique cette fois : si cette obsession est anxiogène, le fait d'être sollicité peut également être source de valorisation. "Le problème, ce n'est pas le numérique en soi, c'est la valorisation du court terme, de l'immédiateté, de la réactivité dans les entreprises. En conséquence, on se dit que c'est dangereux de faire une entreprise de déconnexion : au fond, on a peur qu'on n'ait pas besoin de nous. Or, plus je suis sollicité, plus j'existe. On crée une sorte d'auto contrôle à base de stress", analyse Dominique Boullier.

Une crainte d'être marginalisé ou d'avoir mauvaise réputation auprès de ses collègues, qui trouve une résonance toute particulière en France, où la culture du présentéisme est encore très ancrée... et dont l'accès aux outils numériques, permettant une joignabilité maximum, ne fait qu'assurer la continuité. Selon Caroline Sauvajol-Rialland, "en France, le meilleur cadre est celui qui efface le plus sa vie personnelle, celui qui n'a pas de vie. Je dois un engagement total à mon entreprise, qui est rendu possible par cette hyper-connexion. Mais c'est une contrainte totalement intériorisée. Aucun DRH, aucun manager ne dira que c'est obligé, mais c'est ce que font les gens".

Au total, plus de trois quarts des entreprises n'ont toujours pas mis en place de mesures concrètes pour assurer ce droit à la déconnexion. Parmi ces entreprises qui ont agi au-delà des simples déclarations de principe, on trouve des mesures pour le moins radicales : arrêt du renvoi des e-mails professionnels vers le téléphone portable après une certaine heure, suppression de la réception des e-mails du week-end jusqu'au lundi matin... Des dispositions assez contraignantes, qu'il semble difficile de généraliser à toutes les entreprises et tous les métiers. Et si elles peuvent peut-être alléger la pression sur certains cadres, elles ne résolvent pas le problème de la charge de travail des cadres, ni celui, plus complexe, de la culture organisationnelle des entreprises.

Encadrer la flexibilité

Doit-on pour autant s'attendre à une amplification du phénomène avec l'arrivée sur le marché du travail des "digital natives", réputés pour leur maîtrise, mais aussi leur addiction aux outils numériques ? Pas si sûr : "Les jeunes sont davantage lucides par rapport à la séparation entre leur entreprise et le travail. Pour eux, la conciliation entre travail et vie privée est plus importante que leur évolution de carrière, ils expriment de fortes revendications sur leur qualité de vie personnelle, explique Caroline Sauvajol-Rialland. C'est dans l'intérêt de l'entreprise : au Japon par exemple, où les horaires sont ahurissants et où peu d'employés bénéficient de vacances, on a un des taux de productivité les plus faibles au monde." Olivier Levy, le start-uppeur, confie lui-même mettre l'accent sur un certain savoir-vivre avec ses salariés, sans que cela ne relève de la contrainte : "On ne crée pas une société solide sur des mauvaise bases avec des objectifs intenables. Ça fait partie de nos jobs de faire qu'ils soient reposés. On évite les mails tardifs, on s'organise pour qu'on ait pas besoin de les joindre pendant leur absence, et pour les urgences, on a mis en place un système d'astreinte, où on se relaie." De son côté, Caroline Sauvajol-Rialland assure qu'elle reçoit de plus en plus de demandes de formation de la part des entreprises pour les sensibiliser aux bons usages numériques, pour que ces nouveaux outils soient davantage synonymes d'autonomie que d'asservissement permanent. Bref, encadrer la flexibilité. Voilà qui sera sans doute un enjeu primordial à l'ère de la start-up nation.

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