mardi 21 février 2017

Hyper-connectivité addictive : Déconnectez-moi

15 février 2017 - Le Nouvel Economiste
par Edouard Laugier

Les entreprises, rongées par un nouveau mal, l'excès de connectivité de leur salariés

Attention à la surchauffe. Pour le salarié français, en particulier le cadre, les signaux virent au rouge. Pensez donc, avec en moyenne 121 e-mails entrants chaque jour dans sa boîte aux lettres, le collaborateur passe quotidiennement plus de 5 heures à gérer sa communication ! Une overdose qui pénalise les entreprises. Quelques-unes régulent ces usages numériques. Depuis le 1er janvier dernier, la loi oblige les organisations à se pencher sur le sujet. Il était temps car pour faire face à cette avalanche informationnelle, les professionnels sont tombés dans l'hyper-connexion. Les entreprises sont désormais rongées par un nouveau mal, celui de l'excès de connectivité - parfois jour et nuit - de la part de leurs salariés.

d.r.

L'effet "bluring"

"Nous sommes entrés dans l'ère de l'hyper-travail, illustré par l'acronyme ATAWAD, pour AnyTime, AnyWhere, AnyDevice. L'équilibre des temps de vie professionnelle et personnelle devient un sujet de société majeur. Avec les nouvelles technologies, cette frontière s'efface peu à peu", constate Caroline Sauvajol-Rialland, directrice du cabinet de conseil en gestion de l'information So Comment. Les Anglo-Saxons appellent ça le "blurring", du verbe "to blur" pour se brouiller, se troubler. Il désigne le brouillage progressif des frontières entre la vie personnelle et professionnelle. Les technologies, en particulier le smartphone qui est toujours allumé et à portée de main, accentuent le phénomène.
"Le "blurring" désigne le brouillage progressif des frontières entre la vie personnelle et professionnelle"
Selon une enquête du cabinet de conseil Deloitte réalisée en 2015, nombreux sont les cadres qui ne "déconnectent" jamais de leur travail. 71 % d'entre eux regardent leurs mails professionnels le soir ou en congés. Les cadres français seraient davantage concernés que leurs homologues anglo-saxons ou scandinaves. Il est traditionnellement mal vu pour un cadre en France de quitter l'entreprise avant 19 heures, contrairement à d'autres pays où la culture de l'efficacité veut que le travail soit terminé entre 17 et 18 heures. Selon Caroline Sauvajol-Rialland, "en France, le collaborateur est investi sans limite en échange d'un statut. Au présentéisme forcené culturel s'ajoute la joignabilité permanente permise par les outils technologiques".

Risques entreprise

Conscientes de ce phénomène et surtout alertée sur les risques encourus du fait de la sur-connectivité, quelques entreprises - notamment des grands groupes - travaillent à réguler les usages technologiques. Illustration avec Allianz France, qui a élaboré une charte e-mails dès la fin de l'année 2013. "Le digital est un outil formidable qui permet de faire du télétravail, d'accéder à ses mails en mobilité, etc., mais il y a un revers de la médaille, car le numérique peut être extrêmement intrusif et donc générer du stress inutilement, constate Virginie Fauvel, membre du comité exécutif en charge de l'unité Digital et market management chez l'assureur. Etre moderne, c'est savoir maîtriser les outils numériques. Notre charte permet d'encadrer et d'expliquer les bonnes pratiques". Concrètement, le texte, basé sur la confiance, recommande quelques principes dont le premier est de proscrire l'envoi d'e-mails entre 21 heures et 7 heures ainsi que le week-end. À leur arrivée, les nouveaux collaborateurs reçoivent des outils numériques - smartphone, ordinateur portable - mais aussi un guide sur la façon de s'en servir, la charte. "Nous faisons passer le message aux salariés que ce qui compte, c'est le résultat de leurs actions. Un collaborateur qui envoie un mail à 1 heure du matin n'est pas plus impliqué que celui qui fait son travail pendant les heures de bureau", ajoute la responsable. Depuis la charte, l'envoi des e-mails entre 21 h et 7 h du matin a diminué de 60 %. D'autres groupes ont mis en place des dispositifs techniques.
"Il y a un revers de la médaille, car le numérique peut être extrêmement intrusif et donc générer du stress inutilement"
En Allemagne, Volkswagen désactive les serveurs de smartphones des employés salariés - et non des managers - qui ne peuvent ni envoyer ni recevoir d'e-mails de 18 h 15 à 7 h en semaine et tout le week-end. Les serveurs sont éteints durant ces périodes. L'accord est entré en vigueur en août 2011. Il a été mis en place pour respecter les temps de récupération et souligner que les heures non travaillées ne doivent être interrompues qu'en cas d'urgence. Areva, Total, La Poste, Orange, Renault, les initiatives sont nombreuses. Elles s'expliquent par plusieurs raisons. D'abord, elles répondent aux aspirations des collaborateurs. "Ils sont de plus en plus nombreux à exprimer une fatigue et un ras-le-bol vis-à-vis de ces pratiques, y compris dans les jeunes générations qui accordent une grande importance à l'équilibre entre la vie professionnelle et vie privée", rapporte Caroline Sauvajol-Rialland. Selon une étude Deloitte, 76 % des cadres estiment que les outils numériques ont un impact négatif sur leur vie personnelle. Deuxième raison de la prise en main du sujet par les entreprises : les risques économiques. Un salarié qui est sur-connecté met l'entreprise en danger : productivité, risques psychosociaux, voire sécurité des données… "L'absence de régulation peut aboutir au rejet du digital. Il est important que le numérique ne soit pas vu comme une contrainte mais comme un outil de liberté, surtout à l'heure où les entreprises doivent répondre aux défis de la transformation digitale", pointe Virginie Fauvel.

Dernier sujet, et non des moindres : la responsabilité juridique de l'entreprise peut être engagée. "Un salarié en conflit avec son employeur pourra tout à fait produire des e-mails envoyés en dehors des horaires de travail pour justifier d'un harcèlement ou demander le règlement d'heures supplémentaires, prévient Patrick Thiébart, avocat associé au cabinet Jeantet. Par ailleurs, les entreprises ont des obligations de formation, y compris aux nouvelles technologies. Et des employeurs ont été condamnés pour non-formation !"

Une soft law pour la déconnexion

Preuve que le sujet est important, la loi s'en mêle. Une première mondiale. L'article 55 de la loi Travail prévoit "un droit à la déconnexion et la mise en place de dispositifs de régulation de l'utilisation des outils numériques dans les entreprises de plus de 50 salariés". Concrètement, les employeurs ont jusqu'au 31 décembre prochain pour ouvrir des négociations avec les syndicats et les représentants du personnel. Elles se dérouleront dans le cadre de la réunion sur l'égalité homme-femme et la qualité au travail.
"Les employeurs ont jusqu'au 31 décembre prochain pour ouvrir des négociations avec les syndicats et les représentants du personnel"
Si aucun accord n'est trouvé, une charte, établie unilatéralement par l'employeur, fera l'affaire. Elle définira les modalités de l'exercice du droit à la déconnexion "On est dans la soft law. Le législateur montre la direction. Le processus de décision descend au niveau des entreprises", se félicite Patrick Thiébart. Et l'avocat de préciser que "les PME de moins de 50 salariés qui emploient des cadres au forfait jour devront aussi appliquer ce droit à la déconnexion".

L'addiction individuelle au numérique

Reste une question, et de taille : comment transformer ce droit collectif à la déconnexion en un devoir individuel à "débrancher" ? La dimension addictive du numérique pour les individus ne doit pas être sous-estimée. Pour Caroline Sauvajol-Rialland, "le changement de pratiques digitales doit être impulsé par la direction générale et porté par des DRH". Un enjeu d'acculturation prioritaire pour les entreprises qui voudront à la fois fidéliser les collaborateurs et attirer les meilleurs talents. Cette loi est aussi l'occasion de faire le point sur les pratiques numériques de l'entreprise.
"Comment transformer ce droit collectif à la déconnexion en un devoir individuel à "débrancher" ?"
Par exemple dans le cadre d'un audit des usages digitaux : volumétrie des e-mails, fréquences et horaires d'envoi… Grâce à ces nouveaux indicateurs, l'employeur peut repérer certains dysfonctionnements. "Le digital fait exploser les trois piliers du contrat de travail : le lieu de travail qui vole en éclat, le temps de travail qui s'individualise, et les liens de subordination qui évoluent", observe Patrick Thiébart. Le droit à la déconnexion va ainsi permettre de réfléchir à l'organisation générale du travail à l'heure du numérique. Près de deux décennies après l'arrivée de l'e-mail en entreprise, voilà qui n'est pas superflu.

© Le Nouvel Economiste

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